CHAPITRE VII

 

 

 

 

Cal est encore terriblement troublé en arrivant à la petite crique. Salvo est allé en éclaireur pour vérifier qu'il n'y avait aucun piège. Peu probable mais il valait mieux s'en assurer.

Trois silhouettes assises près de l'eau, silencieuses. Cal descend de son antli, dont il passe les rênes par-dessus la tête pour les faire traîner sur le sol, et approche.

— Merci, se borne-t-il à dire en s'asseyant à son tour. À côté de Difag se tient un Lieutenant ancien et plus loin un jeune Capitaine.

Chez les Vahussis le grade de Capitaine est très vague. C'est aussi bien le chef d'une compagnie indépendante que d'une petite armée. Selon l'importance de l'unité le Capitaine est réputé ou non. Mais de toute façon c'est un chef de guerre.

Cal a reconnu les deux hommes qu'il a parfois accompagnés en patrouille. Des fidèles de Chak et des vrais soldats.

— Je pense que vous connaissez la situation, dit le Terrien pour commencer. J'avoue que je suis perdu dans tout cela, ces accusations ! J'ai besoin que l'on m'explique.

— Posez vos questions, Monsieur de Ter, nous y répondrons, fait le Capitaine, le visage grave.

— Mes amis m'appellent Cal, Messieurs. Je souhaiterais vous compter parmi eux. Même si les circonstances n'incitent guère à cela. Voilà ma première question : étiez-vous au courant de ce qui se tramait ?

Le Capitaine s'agite nerveusement, mais finit par répondre :

— Oui. Vous vous demandez pourquoi aucun de nous ne vous a prévenu ? Parce que l'Assemblée des Familles fait partie de la tradition de Palar…, Cal. Parce que nous avons toujours été dans l'atmosphère de ces traditions. Et parce que cette Assemblée a longtemps été le garant d'une certaine droiture, de qualités morales. À travers les siècles, avec des hauts et des bas évidemment, elle a incarné la responsabilité des familles puissantes envers la population et le Seigneur lui-même. Voilà pourquoi nous n'avons rien dit. Mais à notre décharge nous devons ajouter qu'il y a un autre élément sur lequel je vous demande de ne pas nous interroger !

Cal sourit.

— Ce n'est pas nécessaire, je crois en avoir une idée. Seconde question, qui dirige cette Assemblée ?

— Celle-ci a été convoquée sous la responsabilité du Capitaine de Topi. C'est un homme droit, ne vous y trompez pas. En réalité une Assemblée est convoquée par une autorité morale. Il n'y a pas de chef permanent, ce qui explique que tous les officiers d'armée, tous les représentants des Familles ne sont pas tenus d'y assister. Leur présence dépend de leurs relations avec l'autorité qui fait la convocation. Et on ne leur tient jamais rigueur de leur absence.

— Qui est derrière le Capitaine de Topi, qui le manœuvre ? Je ne connais pas ces gens. On a vu arriver beaucoup de dignitaires de Palar ces derniers temps, je ne sais rien d'eux.

— La famille Fesal est évidemment à la base de ces accusations ridicules, commence le lieutenant, mais elle n'est pas seule : les Jalanif sont aussi dans le complot et les Dufob. Deux très grandes familles, très anciennes et très riches.

— Pour les Fesal, je comprends, ils ont défendu leur rejeton, mais les autres, pourquoi s'être mêlés à cela ?

— Lorsque l'armée a quitté Palargod les officiers de ces familles ont regagné leurs terres. Le Seigneur avait donné le choix à chacun de nous d'agir selon sa conscience. Ils se sont aperçus qu'ils avaient fait un mauvais choix, que tout se passait désormais ici. Outre les officiers ces familles ont toujours donné à Palar des hommes d'Etat, des dignitaires aux hautes fonctions. Elles ne pouvaient rester loin de la Cour sous peine de perdre leur crédit, elles ont donc d'abord envoyé leurs fils officiers pour évaluer la situation. Ceux-ci ont constaté l'importance que le Seigneur accordait à vos avis et estimé que vous représentiez un danger. Il ne faut pas chercher ailleurs à mon avis. D'autant que bien des choses changent depuis notre arrivée ici, même à la Cour. Le Seigneur paraît vouloir gouverner davantage en solitaire. Les Familles ne pouvaient qu'en ressentir un danger.

Le lieutenant a l'air très au courant de la politique de Palar et Cal hoche la tête. Il comprend mieux maintenant les motivations. Finalement on a choisi le premier prétexte venu pour enfoncer le « favori » et rétablir l'Assemblée. Une histoire, toute bête, de lutte d'influence.

Il se lève.

— Merci une nouvelle fois, Messieurs. Je connais maintenant mes ennemis, qui sont aussi ceux de Palar, j'en ai l'impression. À vous revoir, Messieurs… dans d'autres circonstances. Mais je n'oublierai pas celles-ci.

Salvo se détache de l'ombre d'un tronc et rejoint le Terrien, près des antlis.

— Nela vient d'arriver à la maison, souffle-t-il, elle veut te parler d'urgence.

— On y va. Et Giuse ?

— Rien trouvé.

— Dis-lui de rentrer, je veux le tenir au courant de vive voix. Allez, dépêchons-nous.

La nuit est tombée quand ils arrivent, et des lumières brillent aux fenêtres du rez-de-chaussée. Nela est en train de boire du Sak, servie par Badeu. Il a donc été libéré sans histoire. Giuse est là aussi, marchant nerveusement.

— Cal, dit Nela, en le voyant arriver, j'ai retrouvé le dernier soldat de la patrouille ! Il a été torturé, mais il doit encore être vivant. On le retient prisonnier au sud de l'île.

Cal sourit largement. Enfin une bonne nouvelle, la chance change de côté.

— Vous savez exactement où ?

— Non, mais j'ai un guide.

— Bien, que veut-il en échange ? Nela rougit.

— Il n'a rien demandé. C'est un soldat de l'infanterie, et je sais qu'il a toujours voulu passer dans la cavalerie. Mais comme il n'a aucune expérience du combat à antli il devrait apporter sa monture pour être accepté. Et il est trop pauvre pour en acheter.

— Parlons net, Nela, fait Cal, que préfère-t-il ? Une somme d'argent ou un transfert dans la cavalerie ?

— Un transfert.

— Alors dites-lui que c'est acquis. Son visage s'éclaire.

— Je le lui avais promis !… Nous avons rendez-vous dans peu de temps, il faudrait partir.

Cal se tourne vers Salvo.

— Les Dix viennent avec nous, en couverture. Trouve un antli… Non, deux, il en faudra aussi pour le gars. Et prends ma trousse médicale à tout hasard.

La troupe passe au galop le long des résidences des civils, au sud du Palais où Cal note l'absence de lumière. Chak doit être absent.

Une clairière. Nela, qui est en tête, s'arrête et avance seule. Une ombre se détache d'un buisson et lui fait un signe du bras. Le temps de faire monter le gars sur l'un des antlis et ça repart.

Au bout d'une demi-heure Nela ralentit et s'arrête. On devine le fleuve rien qu'à l'odeur des fleurs d'eau.

— Il faut continuer à pied, chuchote Nela.

Cal lui prend le bras.

— Un instant, Nela. Comment connaît-il cet endroit ? fait le Terrien en désignant le soldat.

— Il connaît le sergent qui a amené le prisonnier ici.

— Et alors ?

— Il lui a avoué qu'on lui avait ordonné de faire un sale travail et qu'il n'avait pas pu refuser. Convoyer un prisonnier rentrant de patrouille. Mais pas un Noir, quelqu'un de chez nous.

— Il ne sait rien de plus ?

— Seulement que l'homme ne pouvait pas marcher seul et qu'il portait des traces de tortures au visage et aux mains.

— Rien sur la façon dont il est gardé ?

— Non.

— Bahun, murmure Cal, va avec le guide et tâche de repérer combien de gardes sont en place.

Dix minutes plus tard ils sont de retour.

— Trois en tout, fait Bahun.

— Salvo, emmène un autre gars et neutralisez les gardes. On suit dans deux minutes.

Pas un bruit n'a retenti quand Lou fait un signe discret à Cal pour lui dire que les gardes sont K.O. Il donne le signal d'avancer.

Au bord même de l'eau on distingue vaguement une construction de branchages grâce à une lumière qui passe entre les lianes tressées. Salvo et Bahun sont en train d'aligner trois corps.

— Qu'ils ne se taillent pas, fait Cal à voix normale, ils ont des choses à nous raconter.

Giuse s'est précipité dans la cabane. Une seule pièce. Vide ! Il commence à égrener une série de jurons quand son regard est attiré dans un coin. Il y a là des barreaux dans le plancher. Giuse saisit la lampe et l'approche.

Deux yeux le regardent, sous le niveau du plancher. Deux yeux qui semblent sortir de l'eau ! À cet endroit la cabane s'avance au-dessus de la rivière. Elle surplombe une sorte de nasse, dans l'eau. Et un homme y est prisonnier… le garde de Fesal !

Il n'a que quelques centimètres entre l'eau et les barreaux et il se cramponne là pour tenter de respirer !

— Siz ! amène-toi vite, lance le Terrien qui cherche des yeux un système d'ouverture.

Quand l'androïde pénètre dans la cabane il voit Giuse accroupi, essayant d'arracher les barreaux. Une minute plus tard le prisonnier est hissé dans la cabane et Cal est penché sur lui. À côté Giuse tient sa tête et murmure :

— C'est fini, mon gars, c'est fini. On va te soigner, te laisse pas aller.

Très vite Cal a compris que l'homme est à bout, épuisé, moralement et physiquement. La peau de son corps est plissée et blanche et il porte des blessures un peu partout sur le corps.

— Lou, quelle heure est-il ? lance-t-il par-dessus son épaule.

— Vingt et une heures vingt.

Cal réfléchit rapidement. Pas d'autres solutions… Il sort et approche de Nela.

— Nela, Bahun va vous ramener. Vous dormirez à la maison.

— Et vous ?

— Nous allons soigner cet homme et le cacher, ne nous attendez pas. À notre retour je vous réveillerai, je vous le promets. Bahun, prends quatre gars avec toi et accompagne Nela. Les autres vont rester avec nous.

Le groupe se sépare. Quand le bruit des sabots n'est plus audible Cal appelle Salvo.

— Faites une reconnaissance autour. Je veux être sûr qu'il n'y a personne dans le coin. Ensuite dis à HI de nous envoyer une plate-forme anti-G.

— Tu l'emmènes à la Base ?

— Il est au bout du rouleau. Pas possible de le sauver autrement.

Salvo incline la tête et s'éloigne dans l'ombre, suivi de plusieurs silhouettes. Cal retourne dans la cabane. Le prisonnier a toujours les yeux ouverts, mais on dirait qu'il y a une faible lueur dans son regard. Qu'il est moins vide que tout à l'heure. Giuse lui tient la main.

— Tu me reconnais, mon vieux ? Giuse…, tu te souviens ? La patrouille… Giuse !

Les yeux de l'autre cillent légèrement. Au moment où Cal se penche de nouveau sur le blessé son ami lui prend le bras.

— Tu vas le sauver, hein, Cal ? C'est de ma faute tout ça. Je n'aurais pas dû lui donner son officier à garder !

— Du calme, mon vieux, du calme. Lou, passe-moi le flacon de Baxal, dans ma trousse.

Doucement Cal relève la tête du blessé et fait couler une petite gorgée de liquide foncé.

— Tu vas t'endormir, mon gars et pendant ce temps je vais te soigner. Tu vas voir, tout ira bien, fais-nous confiance.

Son épuisement aidant, en trois minutes le gars dort profondément et ne se rend pas compte de l'arrivée de la plate-forme qui émerge dans le fleuve à quelques mètres du rivage. Salvo et Lou y amènent le blessé, rejoints par les deux Terriens et Siz. Les cinq androïdes restants se mettent en embuscade autour de la cabane avec pour consigne de garder les trois prisonniers et de s'emparer de tout visiteur.

Une demi-heure plus tard le blessé est dans la salle de soins de la Base, le corps couvert de palpeurs. Dans leur appartement les deux hommes se détendent en buvant une vodka.

— Ça va aller ? interroge Giuse à voix haute.

— L'homme est très faible, répond la voix de HI, ne semblant venir de nulle part, ses blessures sont infectées et il a subi un violent choc moral. Il me faut dix heures de soin. Vous pourrez l'emmener ensuite. Il sera toujours faible, mais si son psychisme résiste il remontera la pente rapidement. Tout dépend de sa volonté de vivre. Du moins ce qui lui en reste.

C'est vrai que pour tenir dans cette cage il a dû montrer une volonté exceptionnelle. Une cage à rat, il était enfermé dans une cage à rat et allait y mourir noyé comme une bête nuisible !

Giuse a un geste de rage.

— HI, donne-nous de quoi dormir, on aura besoin d'être en forme demain.

— Pas pour moi, fait Giuse en secouant la main avec violence.

— Si, pour toi aussi ! dit Cal sèchement.

 

*

 

Le jour n'est pas loin de poindre quand la surface du fleuve s'écarte doucement sur le dôme de la cabine de la plate-forme anti-G. Prévenu depuis un moment Badix a fait construire un brancard sur lequel le blessé est allongé.

Il est vêtu d'une chemise légère et d'un pantalon d'uniforme en mauvais état qui laissent apparaître des bouts de peau couverte d'un voile jaune. Un onguent que HI a ordonné de laisser encore une demi-heure. Le temps de rentrer à la grande maison.

Son teint est plus coloré maintenant, il a perdu cette couleur blafarde du début de la nuit, et son visage paraît reposé, les traits détendus. Sous les vêtements des bandages rustiques couvrent ses blessures, désormais saines. Cal n'a pas voulu qu'elles soient cicatrisées en accéléré. Il en a besoin !

Il fait jour quand la petite troupe arrive à la maison. Nela est déjà debout et se précipite en voyant déboucher les cavaliers.

Elle se penche vers le blessé et sursaute.

— Kil !

— Tu le connais ? demande Cal rapidement, se rendant compte après coup qu'il vient de tutoyer la jeune fille…

— Oui… c'est Kil Verstajoul. Un vieux soldat qui a combattu avec mon père. Mais… mon père l'avait nommé sergent ! Vous ne m'aviez pas dit qu'il était sergent, Giuse ?

— Il était simple cavalier dans la patrouille, répond le Terrien.

— Bon, on verra ça tout à l'heure, fait Cal… Pour l'instant portez-le à l'intérieur, il ne va pas tarder à se réveiller. En attendant je vais discuter avec les gardes… Lou et Salvo, venez avec moi.

Les trois gardes ont été endormis au Baxal, eux aussi, alors qu'ils étaient encore assommés si bien qu'ils n'y comprennent rien, ce matin en se retrouvant ligotés, en plein jour…

— Vous me connaissez, fait Cal en venant se planter devant eux, pas besoin de présentation. Inutile non plus de perdre du temps, je vais vous dire ce qui va se passer. Vous allez me raconter qui vous a commandé ce travail, qui a torturé Kil Verstajoul et ce que vous deviez faire de lui. N'essayez pas de vous en tirer par des mensonges, on va vous séparer et vous interroger séparément. Maintenant sachez que vous parlerez, aussi durs que vous soyez. Je suis prêt à tout pour vous faire parler, y compris à vous enfermer avec un malade pour que vous soyez contaminés.

Les gardes ont un mouvement nerveux. La torture ne les effraie peut-être pas trop, mais la maladie, là…

— Salvo, charge-toi de ça. Je veux d'abord savoir qui est le patron. Tu me préviendras immédiatement, après recoupements.

Quand il arrive dans la grande salle le blessé ouvre les yeux. Il a d'abord un mouvement d'étonnement, puis un raidissement du corps.

— Ça va, maintenant Kil, dit Nela assise près de lui. Vous êtes en sûreté. Ils vous ont libéré, ajoute-t-elle en désignant les deux Terriens.

Cal ne quitte pas le regard de l'homme. Son cerveau a-t-il résisté à la formidable pression du désespoir, dans sa cage là-bas où on le tuait lentement, comme un animal nuisible ?

Ses lèvres s'entrouvrent, bougent légèrement. Il ferme les yeux et son visage se crispe douloureusement… Les poings se ferment et les jointures des doigts deviennent blanches…

Cal approche vivement. Ne pas le laisser replonger dans son désespoir… Il faut trouver un autre sentiment qui l'accapare sinon il est foutu, jamais il ne se remettra, moralement… Il doit oublier son cauchemar.

— Kil…, dit Cal d'une voix sourde, je te laisserai qui tu voudras, tu régleras tes comptes toi-même. Tu n'as qu'à désigner celui que tu veux garder pour toi ! Tu as ma parole, tu peux me faire confiance.

Un moment s'écoule et, lentement, les mains de Kil se desserrent… Il ouvre les yeux sur deux larmes qui coulent le long de sa joue. Son regard accroche celui de Cal qui le voit s'éclaircir.

— Juré ? dit-il d'une voix lente.

— Juré, fait Cal, grave. Comment es-tu ?

— Fatigué… Vous m'avez soigné, n'est-ce pas ?… Je me souviens de la cage ouverte et de votre cousin… Après plus rien.

— On t'a soigné, confirme Cal, tu vas te remettre très vite maintenant. Mais tu dois savoir que c'est Nela qui t'a retrouvé. Sans elle nous serions peut-être arrivés trop tard.

Kil tourne lentement la tête de son côté.

— La famille Kelisi a toujours été bonne pour moi, dit-il avec un sourire douloureux.

Cal songe que s'il a le sens de l'humour ça va.

— Est-ce que je peux te demander un service, Kil ?

— Tout ce que vous voudrez, Monsieur, bien sûr.

— L'Assemblée des Familles nous accuse, mon cousin et moi, de rébellion, de lâcheté, de malveillances, etc., à propos de la patrouille de l'autre jour…

Giuse approche.

— Tu avais raison, Fesal n'a pas été condamné… et c'est lui mon accusateur. Les autres soldats survivants de la patrouille sont venus déposer pour confirmer la thèse de Fesal. Tu avais raison… mais je t'ai dit qu'il y avait d'autres condamnations, tu te souviens ?

Le visage de Kil se crispe soudain.

— Si je me souviens !… Je me le répétais sans cesse dans l'eau… pour tenir le coup… pour continuer à respirer !… Oh ! je n'ai pas oublié, ça non !

— Nous avons besoin de ton témoignage, Kil. Mais très vite, parce qu'ils vont s'apercevoir de ta libération. Il faut les prendre de vitesse sinon ils trouveront une explication.

— Alors, allons-y tout de suite. Je veux les voir en face de moi…

Il y a une terrible haine dans sa voix.

— Ripou, va chez le Capitaine de Topi et dis-lui de convoquer l'Assemblée dans deux heures. Nous présenterons notre défense… Maintenant, Kil, poursuit Cal, j'ai besoin que tu me racontes ce qui s'est passé.

 

*

 

Il y a autant de monde qu'hier, dans la salle d'audience, quand les deux Terriens y pénètrent suivis de quatre androïdes qui portent une grande caisse, une énorme caisse.

Un murmure salue cette entrée insolite. Le Capitaine de Topi prend la parole, désignant l'objet.

— S'agit-il de vos preuves, Monsieur de Ter ? dit-il en s'adressant à Cal.

— Oui, Capitaine, fait Cal froidement. Maintenant j'ai une demande à vous faire. Je veux que les portes de cette salle soient gardées, afin que personne, je répète : personne, ne puisse sortir.

— Je ne vois pas la nécessité d'une telle mesure, riposte de Topi violemment.

— Alors mes hommes feront ce travail ! reprend Cal tranquillement. Voulez-vous entendre notre défense maintenant ?

— Faites vite, Monsieur de Ter.

Cal réprime un mouvement de colère et respire profondément pour se calmer.

— Vous vous souvenez du récit que mon cousin vous a fait hier ?

— Récit que les témoins ont infirmé, fait de Topi, oui, nous nous en souvenons tous…

Quelques rires dans la salle, que Cal ignore.

— Nous avons affirmé que ces témoins mentaient, en voici la preuve…

Il se tourne vers Salvo qui lâche une corde et un flanc de la grande caisse bascule, laissant rouler au sol les trois gardes faits prisonniers hier soir.

L'effet est immédiat dans la salle : tout le monde parle à la fois.

— Ne bougez pas, Lieutenant Fesal ! crie Cal, le bras tendu.

Pendant plusieurs minutes c'est la pagaille. Enfin de Topi rétablit le silence et s'adresse brutalement au Terrien.

— Donnez vos explications, Monsieur de Ter, et cessez ces scènes de théâtre !

Cal fait un pas en avant.

— Vous interrogerez vous-même ces hommes, Capitaine, auparavant je veux seulement dire ceci. Vous avez été trompé, Capitaine, on s'est servi de votre nom pour des manœuvres politiques et pour couvrir un crime odieux… J'accuse le lieutenant d'incapacité, d'enlèvement, de tortures, de complot et de parjure, j'accuse M. de Jalanif des mêmes crimes, j'accuse le Lieutenant-Major de Dufob de complicité d'enlèvement, de complot et de parjure !

De Fesal s'est levé et hurle :

— Mensonges ! Tout cela sera votre perte, de Ter ! Cal lève la main pour obtenir le silence et, curieusement, la salle se tait.

— J'accuse d'autres familles d'avoir été au courant de certaines de ces manœuvres et de les avoir laissées se dérouler, s'en rendant ainsi moralement complices… Maintenant, Capitaine de Topi, demandez à ces hommes ce qu'ils faisaient jusqu'à hier soir.

— Répondez, interroge de Topi d'une voix incertaine en s'adressant aux trois hommes qui attendent, le visage baissé.

— On gardait le prisonnier que le lieutenant Fesal nous avait confié…, répond finalement l'un d'eux. Nous, on obéissait, c'est tout !

— Voulez-vous dire que c'est le lieutenant Fesal… lui-même qui vous avait amené un prisonnier ? Et de quel prisonnier s'agissait-il d'abord ? demande le Capitaine.

— Verstajoul, le dernier cavalier de la patrouille.

— Mensonges, hurle à nouveau de Fesal au fond de la salle, ce n'est pas une preuve, voyez, ces hommes ont peur, ils ont été menacés !

De Topi a l'air de reprendre du poil de la bête.

— Monsieur de Ter, avez-vous menacé ces hommes ? dit-il sévèrement.

— Pour qu'ils viennent dire la vérité, oui, fait Cal tranquillement.

— Il avoue, il avoue !

De Fesal ne se tient plus de joie.

— Comment avez-vous osé ? gronde de Topi.

— Comment le Lieutenant-Major de Dufob, que je trouve bien silencieux là-bas, a-t-il osé menacer les soldats de son unité pour les forcer à venir devant vous ? riposte Cal avec calme.

— Quelle preuve voulez-vous nous soumettre, de Ter, dit le Capitaine, jusqu'ici rien de ce que vous avez déclaré n'est encore prouvé.

Cal se tourne lentement vers la salle et fait face à de Fesal.

— Vous avez l'impression de triompher, Lieutenant ? Vous êtes bien imprudent, vous devriez observer M. de Jalanif… et aussi votre ami le Lieutenant-Major, regardez leur visage sombre… Ils ont compris, eux ! Compris que c'était fini !…

Il revient à de Topi.

— J'ai encore un témoin, Capitaine, l'homme qui était le prisonnier du Lieutenant de Fesal, celui qui a refusé au Lieutenant-Major de venir mentir ici même, qui a été torturé pour cela par le Lieutenant et par M. de Jalanif. Kil Verstajoul !

Derrière, Salvo a fait tomber les autres flancs de la caisse et Kil apparaît, allongé sur son brancard. C'est le silence, dans la salle. Tous les yeux sont fixés sur Kil qui se redresse péniblement et pointe un doigt vers de Fesal.

— Tu m'as torturé… Tu as voulu me faire mourir… Tu m'as enfermé dans une cage enfoncée dans l'eau… Je te tuerai, Fesal… Au nom de la justice du Seigneur je te défie !

Une voix s'élève dans le silence revenu, celle de l'officier d'ordonnance de Chak de Palar.

— Le Seigneur de Palar vous accorde ce combat, Kil Verstajoul…

L'officier sort des rangs et vient s'arrêter au milieu de la salle, face à l'assemblée, puis reprend :

— Par ordre de Chak de Palar, les officiers qui se sont compromis dans cette affaire seront exclus de l'armée, y compris ceux dont la bienveillance à l'égard des conjurés a permis cette infamie. Les dignitaires civils compromis seront exclus des affaires d'Etat et leurs familles assignées à résidence dans leurs terres pendant deux générations. Cette dernière mesure est applicable également à l'égard des familles de certains officiers d'armée qui seront prévenus personnellement. Enfin l'Assemblée des Familles est suspendue jusqu'à nouvelle décision du Seigneur de Palar !

Les assistants sont devenus blêmes. Giuse se penche vers Cal.

— Mais… quand a-t-il décidé ça le petit père Chak ? chuchote-t-il.

— Il y a longtemps, j'imagine, fait Cal avec un demi-sourire. Il a fait faire la grande lessive par deux kamikazes. Tu veux savoir leur nom ?

Giuse ouvre des yeux ahuris quand l'officier d'ordonnance approche.

— Messieurs de Ter, le Seigneur souhaiterait vous voir immédiatement… Il se trouve actuellement chez le Grand Capitaine.

Il hésite un instant et ajoute :

— Les Noirs sont sur le point de découvrir ce camp !